jeudi 26 décembre 2019

Décrire et théoriser le réel africain. Correspondance avec le Père Christian Mukadi, SJ, sur mon prochain ouvrage


Photo : image d’un tableau de Akilimali Mukanirwa Christophere, jeune dessinateur congolais.



Dans mon  ouvrage à paraitre dans un proche avenir, j’essaie de poétiser la réalité sociale africaine et essaie de penser une Afrique debout, qui compte et sur laquelle le monde puisse compter dans ses transmutations actuelles.  Etant encore au correcteur, je l’ai fait lire au Père Christain Mukadi, SJ, du Catholic-Jesuit Center (Sophia University, Tokyo, Japon).
Sa réflexion sur mes intuitions me semble aussi bien utile tant pour le camp des jeunes littérateurs auquel j’appartiens que pour toute personne intéressée par l’Afrique comme sujet et/ou objet de réflexion.

Chers lecteurs, c’est à la suite de l’élan festif, qui coiffe Noël et le basculement progressif de l’an 2019 dans l’évanescence de la temporalité finie des mortels (Benoît Awazi), que je me propose de vous partager les lignes qui suivent.
C’est, en effet, rare que je vous partage mes confidences. Si je le fais en ce moment précis, c’est dans l’espoir qu’à côté de la brasserie et de la machine gastronomique[1] du Guetre (Ngulu ou viande porc), de la viande de chèvre, du bœuf ou de vache, des poissons du lac Kivu au Bugali – foufou –, Birahi – Pommes de terre – , du Wali Pilao ou du Foutare (Goma, Bukavu) ; du Shima ou du Bidjia (Kinshasa) ; des Bananes verts de Kigali ; du Thiéboudieune (riz au poisson), du Yassa au poulet, du Thiéré ou du Ngourbane (Sénégal) ; du Wô, ou de l’Azin Nousounou (Bénin) ; du Tchou (pomme de terre-haricots) ou du Koki, (Cameroun)
; de l’Ablo, de l’Aymolou ou du Tibani (Togo) ; de l’Atiéké ou de l’Aloko (Cote d’Ivoire) nous songions à nourrir nos esprits. Joyeux Noël 2019 et Bonne année 2020!

Lettre du Père Christian Mukadi, SJ

Cher Ntamusige,

Paix !
J’ai reçu du Père Luka Lusala, SJ, ton texte ça fera bientôt un mois. J’aimerai tout d’abord m’excuser pour le retard avec lequel je te le retourne. En effet, il m’est parvenu à un moment où nous préparions la visite du Pape à Sophia University ici à Tokyo au Japon.

Félicitation pour ce beau travail de l’esprit que tu as réalisé. J’ai beaucoup aimé ton style.  Je sens en filigrane un fond de lecture sociale. Tu dépeins la société Africaine. Ce qui est une démarche importante pour les nouvelles générations de chercheurs et penseurs africain(e)s.
Tu verras quelques commentaires et corrections de la forme et du fond sur ton texte. Toutefois, j’aimerais souligner deux points d’ordre méthodologique et épistémologique :

Méthodologie
I.                     
La littérature des Africain(e)s sur l’Afrique manque une certaine dimension d’analyse sociale percutant, c’est-à-dire la théorisation de nos réalités sociales. Sur ce point la musique urbaine, la peinture, etc. ont une longueur d’avance. Lorsque l’on lit entre les lignes la majorité des auteurs Africains, surtout ceux de la Postcolonie, l’on se rend compte qu’ils se limitent à dénoncer la Crise du Muntu (Eboussi), la pauvreté de l’Imaginaire (Ka Mana), la grande nuit de l’Afrique (Mbembe), ou qu’Ils proposent une certaine Invention of Africa (Mudimbe), ou une Afrotopia (Sarr), etc. Mais en réalité ils ne proposent pas une analyse sociale pluridisciplinaire percutante a même de théoriser le vécu de l’africain qui se déroule sous la modalité du tragi-comique. La théorisation du vécu permet non de répéter mais de créer le savoir. C’est aux nouvelles générations de faire cette analyse sociale, cette théorisation de la réalité sociale de l’Africain afin de ne pas nous réduire au seul rôle de fournisseurs des donnes dont le monopole d’interprétation appartiendrait à l’Occident.  Je pense que Achille Mbembe l’avait déjà remarqué dans une tribune sure :                                                             

Épistémologique
II.                   
Vue que la crise africaine est aussi épistémologique, l’enjeu épistémologique pour la pensée africaine est la capacité des nouvelles générations de sortir de l’eurocentrisme. C’est en ce sens que les intuitions de Anta Diop, Obenga et leurs suivants sont pertinentes. Il nous faut redécouvrir nos origines Égyptiennes antiques et les exploiter à fond dans notre projet de construction d’une Afrique qui donne des raisons d’espérer.

Bon courage pour la suite. La lutte pour la libération de l’Afrique est encore longue…


Réponse de Arsène Ntamusige


Photo : image d’un tableau de Akilimali Mukanirwa Christophere.



Bien cher Père,

Paix et santé !

A mon tour de m’excuser de mon retour tardif.

Je vous remercie infiniment de votre lecture manifestement enthousiaste de mon opuscule. Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à mes modestes travaux de jeune encore apprenti en sciences et en belles lettres. Je remercie, de tout cœur, le père Luka Lusala lu ne Nkuka, qui a eu la bonté de vous mettre sur la trajectoire de ma vie littéraire et scientifique. Que le bon Dieu vous comble de sa miséricorde et qu’il vous rende au centuple les services que vous me rendez !

Votre verbe est engagé. Et je le trouve aussi engageant. La critique que vous adressez à certains de mes maîtres me semble juste et bien fondée. Kasereka Kavwahirehi l’a, dans une certaine mesure, bien théorisée dans ses deux derniers ouvrages (Y’en a marre et L’Afrique entre passé et futur). Je me propose de vous partager quelques réflexions récentes de Kä Mana, dont je suis un élève attentif et que j’assiste à l’université Alternative en Afrique de Pole Institute.

J’ai participé à la première édition de l’Ecole Doctorale des Ateliers de la Pensée de Dakar organisée par Felwine Sarr et Achille Mbembe en janvier dernier. Ce fut une expérience très engeante sur la nécessité des jeunes penseurs africains – que nous sommes – d’apprendre à décrire notre réel et à le théoriser de façon à l’imposer dans le concert mondial de l’intelligentsia. Les travaux des amis artistes furent particulièrement impressionnants : ils étaient tels « ce juge du village qui venait planter son miroir au carrefour pour que chacun vienne s’y regarder et découvrir son vrai visage, débarrassé du masque qui le couvrait au quotidien », pour reprendre ces mots du prof Mondo Mumbanza, dans sa lecture de la carrière artistique et musicale de Lutumba Simaro et Luambo Franco (Congo-Afrique (n°535) de Mai 2019, pp. 464-481). Je ne puis en dire moins des jeunes cinéastes, chorégraphes, slameurs, dramaturges, peintres, dessinateurs (…) en pleine ascension dans ma ville, Goma, portés par des espaces culturels comme Yole!Africa, la Maison des jeunes, l’Institut français, GAARJ, Bella Zik, Zik+, l’IAO (...).

Oui, la route vers la libération de l’Afrique est encore longue. Très longue. Mais vous éclairez déjà le sentier à votre manière, la belle manière, pour parodier Mbembe : celle qui entretient le souffle nécessaire pour aller de l’avant. Nous sommes derrière vous. Nous cheminons dans votre direction, avec zèle et confiance.  En effet, comment un jeune de mon temps engagé dans cette lutte maquerait-il de zèle ou de confiance ? Après le sentier brillamment tracé par Cheikh Anta Diop, la voie entretenue par Obenga, le souffle de Boulaga, Ella, Mudimbe, Kä Mana (…) et les lumières d’autres éclaireurs africains d’hier et de nos jours ? Dans une certaine mesure, notre lutte s’annonce aisée. Mais elle ne s’annonce pas moins hardie pour autant : dans les champs des sciences et des productions savantes, nous avons encore beaucoup à faire. Dans toutes les disciplines. Chez nous en agronomie par exemple, nous peinons encore assez à décrypter la réalité agraire africaine, de nous-même et par nous-même, loin des commodités néocoloniales et néolibérales qui nous réduisent à la survie et qui, comme dirait le prof Dieudonné Musibino Eyul’Anki, nous relèguent au rang des mercenaires en activité dans une zone opérationnelle, qui n’est rien d’autre que notre propre sol. Disons-le simplement : ces commodités devenues pompeusement universelles ne nous permettent ni de trouver des solutions africaines aux problèmes africains, ni de proposer des solutions africaines aux problèmes de notre temps. 

Je porte à cœur vos remarques. J’essaie d’intégrer vos amendements. Je vous tiendrai informé de la suite et n’hésiterai pas de revenir vers vous avant de proposer le texte à l’éditeur. Sur ce point précis, pouvez-vous me proposer un éditeur ? Ce sera ma première expérience de publication d’un livre. Je souhaite le faire lire au plus grand nombre de mes paires jeunes africains.

J’anime un blog personnel (www.fiction-action.blogspot.com). J’y partage de petites réflexions sur des sujets de sociétés. La dernière consistait en une œillade critique sur le Plan National du Numérique congolais. Vous pouvez y jeter un œil si vous du temps.

Imo pectore,



[1] Le Centre de Recherches Pluridisciplinaires sur les Communautés d’Afrique noire et des diasporas (CERCLECAD, Ottawa, Canada) a élaboré une longue liste d’énumération des nourritures les plus prisées dans les communautés africaines sur le continent et dans les diasporas. Voir la liste au  www.cerclecad.org .

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