jeudi 23 novembre 2023

Élections, internet et bobards : l’urgence d’une éducation des masses aux numériques

 

Image : Blogosphère gomatracienne

Dans l’histoire de l’humanité, l’information a toujours été rare et précieuse. On est passé (dans un temps record !) de cette rareté à un déluge d’informations, rendu notamment possible par les numériques. Sur internet, il circule à même temps des opinions, des connaissances, des bobards (…) ; créant une forte concaténation entre l’information et la désinformation. Cela n’est pas sans conséquences sur notre manière de penser, d’agir, de nous projeter dans l’avenir, et même de nous choisir nos dirigeants. Mais, y avons-nous été vraiment préparés ? J’y consacre ce billet, inspiré en grande partie par quelques lectures d’Etienne Klein.

Arsène NTAMUSIGE

 

La révolution des médias a rendu possible un flux énorme d’informations que nul ne pouvait imaginer il y a trois décennies. De tous les médias, Internet est sans doute l’exemple le plus impressionnant sur ce chapitre. Il y foisonne en permanence des connaissances, des opinions, des croyances, des pamphlets, des commentaires, des bobards (…), de sorte qu’il devient difficile d’y distinguer l’information de la désinformation, de la mésinformation, ou encore de la malinformation.

En période électorale comme c’est le cas actuellement en RD Congo, cet amalgame peut entrainer des ravages, aussi bien du côté des candidats et de leurs sympathisants, que de futurs électeurs. 

Les bobards priment sur le débat  

Dans un contexte électoral, l’internet peut, s’il est bien saisi, être le lieu des échanges citoyens et des débats féconds ; de nature à dévoiler les motivations profondes des candidats et d’éclairer les choix de l’opinion. Je parle ici de débat, au sens étymologique du mot. En effet, débattre est un vieil mot du 12e siècle, qui désignait « ce qu’il faut faire pour ne pas se battre ». En d’autres termes, « débattre » c’est « s’empêcher de se battre ». Cela demande du temps. Du temps d’écoute, de patience, d’analyse et d’argumentation. Ce que Bergson appelait « la politesse de l’esprit ».  Ceci n’a rien à voir les likes ou les dislikes insouciants, les « répliques assassines », et les opinions tranchées que nous lisons de gauche à droite sur internet. Cela n’a rien à voir avec les crashs à sensations, les spectacles des « débats expéditifs » et les bobards qui caractérisent actuellement nos médias. Pour qu’un tel débat ait lieu, sur internet comme dans d’autres médias, il faut que ses usagers soient, tant soi peu, éduqués sur aux enjeux actuels de la manipulation de l’information.

Le revers de petites « communautés numériques »

Un exemple cher à Etienne Klein. Grâce au numérique, chacun d’entre nous peut devenir une nouvelle sorte d’individu, en ce sens qu’avec quelques clics sur internet, l’on peut se fabriquer son « chez soi idéologique » ; c’est-à-dire bâtir une communauté numérique qui rassemble des gens qui réfléchissent comme nous, croient aux mêmes choses que nous et ont les mêmes centres d’intérêts que nous. Les algorithmes qui irriguent cette communauté identifient très rapidement nos tendances, nos hobbies, notre tropisme intellectuel, nos goûts et habitudes de consommateur, notre sensibilité, … et ne nous proposent ainsi que le type des contenus (textes, images, vidéos, …) qui vont dans le sens de nos pensées et de nos croyances.

Or, il se met ainsi en place des « communautés numériques » qu’il convient d’appeler de « petites sociétés ». Dans son livre De la démocratie en Amérique*, Alexis de Tocqueville, au 19e siècle, nous mettait déjà en garde sur ce type de sociétés.  Il arguait que l’ennemie de la démocratie n’est pas les salons mondains, où les gens discutent et argumentent, mais les petites sociétés. Les petites sociétés sont ici entendues comme des clans idéologiques qui, sans pouvoir discuter avec d’autres clans, défendent chacun des valeurs qui parassent aux yeux des membres du clan comme supérieures aux valeurs du contrat social.

Redéfinir nos rapports avec les numériques et éduquer les masses

Basés sur le génie des neuro sciences, les numériques savent comment fonctionne le cerveau humain. Leurs algorithmes semblent même conçus de sorte à se jouer aisément de nous.

Il n’en est pas moins que ce ne sont pas les numériques qu’il nous faut mettre en cause, mais notre rapport aux numériques. Qu’est-ce qui fait que les blagues, les fake-news et les bobards sont de loin plus partagés et likés que les informations ou les connaissances scientifiques ? Qu’est ce qui fait que les délures des influenceuses sont de loin plus suivis que les chaines à caractère scientifiques, y compris par les étudiants en sciences ?

En réalité, nous nous sommes, pour la plupart, engagés dans une idylle précoce avec les numériques. Si nous ne nous donnons pas la peine de prendre du recul pour redéfinir nos attentes vis-à-vis des NTIC, des numériques en particulier, et recadrer notre rapport à elles, nous transformerons l’une des inventions les plus géniales de notre temps en une peste anthropologique. C’est surtout un travail d’éducation des masses qu’il nous faut envisager. Il y a urgence. En RD Congo, des initiatives comme la Blogosphère gomatracienne « Blogoma », et HakiConf de Rudi International éclairent ce vaste sentier à leur manière, mais la route reste longe.

vendredi 13 novembre 2020

Pour un espace des productions savantes et novatrices au sein de « African youth mouvement »

 



Chère Présidente de « African youth mouvement »,

C’est avec convoitise et confiance que nous vous présentons, à travers cette note, notre vision de l’Afrique  qui porte l’humanité à un autre palier (Felwine Sarr) dans le champ de la pensée et des productions savantes.

A en croire, le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga et le juriste Maurice Kamto,  « l’absence de la pensée » est l’une des réalités qui frappent le plus les esprits qui réfléchissent sur l’Afrique aujourd’hui. Une absence qui se trouve être notoire, ou presque, au sein des générations montantes. On peut entendre par là, comme dirait le professeur Kä Mana, le manque, collectivement visible en milieu de la jeunesse africaine, des capacités à regarder avec lucidité les problèmes qui se posent, à les considérer avec attention dans toutes leurs dimensions, en apercevoir globalement les enjeux et à imaginer les solutions les plus réalistes et les plus pragmatiques. Cette léthargie agonissante imprime sur la jeunesse une marque dénuée de génie créateur à la hauteur du grand concert de l’intelligentsia dans le paysage de la recherche et de la production des savoirs aujourd’hui.

Point n’est besoin de montrer combien une réflexion lucide et éruditement fouillée, ainsi qu’une argumentation scientifiquement établie et dense en milieu des jeunes sont des impératifs à l’invention d’un nouvel esprit africain sur lequel vous travaillez depuis quelques années : l’ambition de faire de notre continent le centre d’un rayonnement mondial, dans un souffle dont l’horizon africain sera lumineux, forcément lumineux, selon le vœu de Wolé Soyinka. 

Si réellement l’égalité intellectuelle est tangible et que l’Afrique devrait sur des thèmes controversés, être capable d’accéder à la vérité par sa propre investigation intellectuelle (Cheik Anta Diop), ne convent-il pas de lancer un réseau de pensée qui met en lien différents chercheurs jeunes dans une visée d’assemblage des pistes réflexives pour qu’une nouvelle Afrique soit possible et joue un atout de taille pour le devenir de l’humanité ?

Au lieu de se mettre à ovationner naïvement et impuissamment des faussetés, des inepties ou encore des propos avilissants qui se tiennent et se promeuvent sur l’Afrique en ces jours, à travers ce réseau de pensée (think thank), la jeunesse africaine  devra travailler dans une perspective de déconstruction des incohérences, des contradictions, des schèmes racistes de l’ethnologie coloniale, de l’essentialisation des Africains et de leurs sociétés, comme le dit le philosophe Benoît Awazi.

Ce n’est pas par miracle que se construit un tel esprit et il ne tombe d’aucun ciel. Il se construit, il s’organise, il s’anime grâce à des espaces et des organisations que l’on fertilise avec des réflexions lucides, prospectives et visionnaires, grâce à la clairvoyance d’un certain leadership qui comprend  dans quelle direction la jeunesse d’un continent doit aller si elle vise la prospérité, le développement, l’influence mondiale et le rayonnement planétaire, pour reprendre Kä Mana et Omer Tshiunza Mbiye.

C’est dans cette visée que nous pourrions répondre en Afrique spécialement aux questions suivantes : Où sommes-nous ? Que nous est-il arrivé ? Que se passe-t-il en ce moment précis de l’histoire de notre continent et de l’humanité ? Comment nous faut-il envisager l’avenir ?

La réponse, si pas une bonne partie de la réponse, se trouve chez Joseph Ki-Zerbo, pour qui, il nous faudrait comme alternative, d’abord un projet d’ensemble : qui sommes-nous ? Où voulons-nous aller ? Depuis que nous sommes indépendants, nous n’avons pas répondu à ces questions. Qu’est-ce-que nous avons fait ? Qu’est-ce nous avons réalisé ? D’où venons-nous ? A partir de cette plateforme, il faudrait mettre sur pied une force de frappe-consistant en idées, en ressources humaines et en organisation qui puisse se tailler une place dans le rapport des forces mondiales.

Cette note est un acte de foi en une possible et impérative force de frappe-consistant en idées dont parle Ki-Zerbo dans une dynamique guidée par des justes éloges d’organisation, de promotion et de réussite et dont vous faites déjà une illustration incontestable dans votre travail sur « la nécessité pour la jeunesse africaine de se faire entendre et d’être aux premiers rangs ». Tient-elle lieu de plaidoyer ou de proposition d’un espace de réflexion et de productions savantes dans cette dynamique.

La capacité des jeunes penseurs d’Afrique à prendre à bras-le-corps les questions que posent nos sociétés africaines et de trouver des réponses riches, réalistes, pragmatiques et fructueuses pour notre temps, nous la connaissons d’expériences. En effet, nous dirigeons à Goma (RDC), une revue des jeunes que publie la « Collection Alternative », une collection qui se doit, conformément à son projet et à son idée directrice, d’être une proposition d’idées pour réfléchir et un jet d’orientations pour agir. Sa visée est de donner des pistes réflexives à même d’ouvrir à nos sociétés des horizons de grandeurs, de prospérité et de bonheur communautaire. Cela grâce aux changements de mode d’être, de penser, d’agir et d’imaginer l’avenir.

Soyez dans l’obligeance de vous laisser guider par le discours de ce billet, non pas naïvement et sans effort, mais avec convoitise et confiance, comme si vous montiez une pente douce qui vous permettrait de découvrir, au sommet, un splendide panorama. Il ne s’agit pas là d’une promesse ou d’un vœu, mais d’un devoir, d’une exigence qui donne globalement un sens au destin de la jeunesse africaine dans un monde en profonde mutation.

Goma, le 28 Septembre 2017


Arsène Ntamusige & Innocent Mpoze

mardi 25 février 2020

Face au drame socio-écologique en RDC, l’urgence d’un triple assainissement


Rivière de bouteilles plastiques à Bukavu. Photo : Jamaa Grands Lacs

Après analyse des mœurs de saleté et d’insalubrité du Kivu, je montre, dans ce billet, l’urgence d’un assainissement des environnements scolaire et universitaire, de l’environnement domestique et surtout l’impératif d’un assainissement de l'environnement mental en RDC. Il ressort des analyses que ce dernier assainissement, le plus fondamental, ne puisse qu’être le fruit d’une éducation alternative, portée par des lieux de formations alternatives ; à l’exemple de l’Université Alternative en Afrique ou encore des blogs sur internet.


Liés, les concepts « écologie » et « RDC » font typiquement penser à la verdure de la cuvette centrale, à la biodiversité congolaise, au fleuve Congo et à ses affluents, aux lacs et rivières congolais … bref, aux imposantes ressources naturelles de la RDC[1].

Cette réflexion n’entend traiter, ni des ressources naturelles, ni de différentes résolutions relatives à leur gestion, telles que promues dans les congrès internationaux ; de la conférence de Rio (1992) aux différentes COP en passant par celles de Kyoto (1997), de Copenhague (2009), de Cancun (2010) ou encore celle de Durban (2011)[2].

Elle se limitera à offrir une analyse qui aide à comprendre le drame socio-écologique qui fait de l’homme congolais un être pollué et pollueur, et ce qu’il convient de faire pour changer positivement la donne.

Le drame socio-écologique de l’homme congolais

Une radioscopie socio-écologique de l’homme congolais dans un environnement comme le Kivu fait paraître une étonnante accoutumance de celui-ci à l’insalubrité. Des hommes et des femmes y vivent dans un tel commensalisme avec la « saleté » que le philosophe congolais Kä Mana parle d’une « culture de la saleté et de l’insalubrité ». Cette culture s’expose nuit et jour dans la cohabitation des quartiers populaires, avec des immondices innombrables, dans les eaux qui stagnent au fond des rigoles infestées de moustiques et inondées de microbes de toutes sortes, cela dans l’impassibilité généralisée des gens face à leur environnement insalubre[3]


Photo : Jamaa Grands Lacs


Des gens y vivent calmement. Ils y respirent sportivement un air nauséabond. Ils y boivent leurs boissons et y mangent leurs nourritures[4], parfaitement au diapason avec un dicton selon lequel « L’homme noir ne meurt pas de saleté ». Les maladies diarrhéiques n’y sont vraiment pas craintes. Même la terreur de grandes épidémies à l’exemple du choléra, ou plus récemment de la maladie à virus Ebola, n’y a pas ouvert une veine de propreté.

La nécessité d’assainir l’environnement mental 

A suivre le problème de très près, le constant du philosophe Kä Mana ne fait pas l’ombre d’un doute : il s’agit des mœurs de saleté et d’insalubrité.Ces mœurs se déploient depuis des années et s’auto-régénèrent au point où elles sont devenues le propre du vécu des individus et des communautés congolaises.Il faut considérer ces mœurs et toute la socio-anthropologie qu’ils induisent pour comprendre ce dont il est véritablement question : des hommes et des femmes formatés pour vivre dans et avec la pollution, des hommes et des femmes formatés pour polluer.
Dans un tel contexte, toute démarche visant à inscrire le respect de l’environnement et de nos espaces de vie au cœur de notre raisonnement,de nos actions et de nos rêves ; se doit de commencer par assainir nos esprits des schèmes ainsi que des logiques de pollution qui les peuplent. Elle se doit de commencer par l’assainissement des environnements mentaux, à travers un travail d’éducation, sinon de rééducation, écologique conséquent. 

La nécessité d’assainir l’environnement domestique

Entant que lieux sociaux de base, les familles ont un très grand rôle à jouer dans ce travail d’éducation écologique. C’est ici et ici essentiellement, que les personnes sont formatées à l’insalubrité à travers des pratiques devenues anodines : mégestion des déchets ménagers, poubelles déversées dans des caniveaux destinés à conduire les eaux des pluies dans le lac, cours sales, ustensiles malpropres, toilettes nauséabondes,immobiliers et mobiliers poussiéreux…
Se pose alors une question : nos familles aujourd’hui, sont-elles pourvues de la conscience écologique nécessaire pour porter et fertiliser un projet d’éducation écologique ? Dans les faits, en effet, les majeurs ne semblent pas moins entraînés dans le drame socio-écologique que les mineurs.

La nécessité d’assainir les environnements scolaires et universitaires

Novembre 2018. Une université de la place invite un professeur spécialisé en Santé Publique pour dispenser des cours, dont « Eau, Hygiène et Assainissement ». Une fois à la maison de passage de l’université où il devait être logé, sa douche se vit retardée de quelques heures puis qu’il n’y avait pas d’eau. Le lendemain, à son arrivé à l’université, sa première œillade aux installations du campus fut marquée par un constant : le campus universitaire brillait par la cochonnerie de ses installations,un manque cuisant en eau et des toilettes en état de délabrement total. Il se décida alors d’entretenir le recteur de l’université à ce sujet. Son discours fut simple : Monsieur le recteur, j’éprouve toutes les difficultés du monde à enseigner « Eau, Hygiène et Assainissement » dans une université manifestement dénouée de tout sens d’Eau, d’Hygiène et d’Assainissement. Je ne saurais illustrer mon cours par des exemples concrets. Votre université m’entoure des contre exemples très imposants.

Ce que l’enseignant visiteur a constaté, c’est la réalité courante dans plusieurs écoles et institutions supérieurs du Congo. Quelle éducation écologique peut-on attendre de telles institutions ?

Conclusion

En RDC, la socio-écologie se caractérise par des mœurs d’insalubrité qui se fondent sur un manque cuisant de conscience écologique. Au fil des années, ce manque s’est nourri et s’est déployé aussi bien dans les milieux sociaux (marchés, hôtels, cabarets) que dans les milieux éducatifs de base(familiales, églises,écoles et universités). Il s’est ainsi crée le drame écologique que nous essayons de décrire dans ce billet. N’étant pas eux-mêmes à l’abri de ce drame, les lieux éducatifs classiques, manifestement incapables de construire et de promouvoir la conscience écologique qu’il nous faut, appellent à leur rescousse des dynamiques comme l’Université Alternative en Afrique.Il y a donc urgence d’une éducation alternative, à même de formater des hommes essentiellement sensibles aux exigences écologiques. Seuls ces humains écologiques[5] pourront fonder des familles écologiquement averties et doter les écoles et les universités classiques de la conscience écologique qui leur manque tant aujourd’hui. L’internet porté par les bloggeurs me semble également pouvoir porter cette éducation alternative.

Vous pouvez aussi me lire dans Sauver l'écologie par l'économie.




[1] UICN/PACO (2010). Parcs et réserves de la République Démocratique du Congo : évaluation de l’efficacité de gestion des aires protégées. Ouagadougou/ Gland.
[2]Degrott J., Klethi P-A, Mersch C., Thiercelin G., Thill J. &Winckel E. (Juin 2015), Résolution sur la conférence de Paris sur le climat (COP 21), Luxembourg, Palament.lu

[3]Lire Ka Mana, « Education écologique et guérison des imaginaires en République démocratique du Congo. Urgences locales et horizon planétaire », in Regards croisés N°36, Goma, Pole Institute, 2019, pp. 65-85.
[4] Ces nourritures comportent des fruits et friandises vendus en plein air à la sauvette à travers les rues. 
[5]Lire Kenmogne J-B (2015), Pour un humanisme écologique. Crise écologique contemporaine et enjeux d’humanité, Yaoundé, Clé. Lire aussi le Pape François (2015), Laudato si’, Lettre encyclique sur la sauvegarde de la maison commune, du 24 mai


jeudi 26 décembre 2019

Décrire et théoriser le réel africain. Correspondance avec le Père Christian Mukadi, SJ, sur mon prochain ouvrage


Photo : image d’un tableau de Akilimali Mukanirwa Christophere, jeune dessinateur congolais.



Dans mon  ouvrage à paraitre dans un proche avenir, j’essaie de poétiser la réalité sociale africaine et essaie de penser une Afrique debout, qui compte et sur laquelle le monde puisse compter dans ses transmutations actuelles.  Etant encore au correcteur, je l’ai fait lire au Père Christain Mukadi, SJ, du Catholic-Jesuit Center (Sophia University, Tokyo, Japon).
Sa réflexion sur mes intuitions me semble aussi bien utile tant pour le camp des jeunes littérateurs auquel j’appartiens que pour toute personne intéressée par l’Afrique comme sujet et/ou objet de réflexion.

Chers lecteurs, c’est à la suite de l’élan festif, qui coiffe Noël et le basculement progressif de l’an 2019 dans l’évanescence de la temporalité finie des mortels (Benoît Awazi), que je me propose de vous partager les lignes qui suivent.
C’est, en effet, rare que je vous partage mes confidences. Si je le fais en ce moment précis, c’est dans l’espoir qu’à côté de la brasserie et de la machine gastronomique[1] du Guetre (Ngulu ou viande porc), de la viande de chèvre, du bœuf ou de vache, des poissons du lac Kivu au Bugali – foufou –, Birahi – Pommes de terre – , du Wali Pilao ou du Foutare (Goma, Bukavu) ; du Shima ou du Bidjia (Kinshasa) ; des Bananes verts de Kigali ; du Thiéboudieune (riz au poisson), du Yassa au poulet, du Thiéré ou du Ngourbane (Sénégal) ; du Wô, ou de l’Azin Nousounou (Bénin) ; du Tchou (pomme de terre-haricots) ou du Koki, (Cameroun)
; de l’Ablo, de l’Aymolou ou du Tibani (Togo) ; de l’Atiéké ou de l’Aloko (Cote d’Ivoire) nous songions à nourrir nos esprits. Joyeux Noël 2019 et Bonne année 2020!

Lettre du Père Christian Mukadi, SJ

Cher Ntamusige,

Paix !
J’ai reçu du Père Luka Lusala, SJ, ton texte ça fera bientôt un mois. J’aimerai tout d’abord m’excuser pour le retard avec lequel je te le retourne. En effet, il m’est parvenu à un moment où nous préparions la visite du Pape à Sophia University ici à Tokyo au Japon.

Félicitation pour ce beau travail de l’esprit que tu as réalisé. J’ai beaucoup aimé ton style.  Je sens en filigrane un fond de lecture sociale. Tu dépeins la société Africaine. Ce qui est une démarche importante pour les nouvelles générations de chercheurs et penseurs africain(e)s.
Tu verras quelques commentaires et corrections de la forme et du fond sur ton texte. Toutefois, j’aimerais souligner deux points d’ordre méthodologique et épistémologique :

Méthodologie
I.                     
La littérature des Africain(e)s sur l’Afrique manque une certaine dimension d’analyse sociale percutant, c’est-à-dire la théorisation de nos réalités sociales. Sur ce point la musique urbaine, la peinture, etc. ont une longueur d’avance. Lorsque l’on lit entre les lignes la majorité des auteurs Africains, surtout ceux de la Postcolonie, l’on se rend compte qu’ils se limitent à dénoncer la Crise du Muntu (Eboussi), la pauvreté de l’Imaginaire (Ka Mana), la grande nuit de l’Afrique (Mbembe), ou qu’Ils proposent une certaine Invention of Africa (Mudimbe), ou une Afrotopia (Sarr), etc. Mais en réalité ils ne proposent pas une analyse sociale pluridisciplinaire percutante a même de théoriser le vécu de l’africain qui se déroule sous la modalité du tragi-comique. La théorisation du vécu permet non de répéter mais de créer le savoir. C’est aux nouvelles générations de faire cette analyse sociale, cette théorisation de la réalité sociale de l’Africain afin de ne pas nous réduire au seul rôle de fournisseurs des donnes dont le monopole d’interprétation appartiendrait à l’Occident.  Je pense que Achille Mbembe l’avait déjà remarqué dans une tribune sure :                                                             

Épistémologique
II.                   
Vue que la crise africaine est aussi épistémologique, l’enjeu épistémologique pour la pensée africaine est la capacité des nouvelles générations de sortir de l’eurocentrisme. C’est en ce sens que les intuitions de Anta Diop, Obenga et leurs suivants sont pertinentes. Il nous faut redécouvrir nos origines Égyptiennes antiques et les exploiter à fond dans notre projet de construction d’une Afrique qui donne des raisons d’espérer.

Bon courage pour la suite. La lutte pour la libération de l’Afrique est encore longue…


Réponse de Arsène Ntamusige


Photo : image d’un tableau de Akilimali Mukanirwa Christophere.



Bien cher Père,

Paix et santé !

A mon tour de m’excuser de mon retour tardif.

Je vous remercie infiniment de votre lecture manifestement enthousiaste de mon opuscule. Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à mes modestes travaux de jeune encore apprenti en sciences et en belles lettres. Je remercie, de tout cœur, le père Luka Lusala lu ne Nkuka, qui a eu la bonté de vous mettre sur la trajectoire de ma vie littéraire et scientifique. Que le bon Dieu vous comble de sa miséricorde et qu’il vous rende au centuple les services que vous me rendez !

Votre verbe est engagé. Et je le trouve aussi engageant. La critique que vous adressez à certains de mes maîtres me semble juste et bien fondée. Kasereka Kavwahirehi l’a, dans une certaine mesure, bien théorisée dans ses deux derniers ouvrages (Y’en a marre et L’Afrique entre passé et futur). Je me propose de vous partager quelques réflexions récentes de Kä Mana, dont je suis un élève attentif et que j’assiste à l’université Alternative en Afrique de Pole Institute.

J’ai participé à la première édition de l’Ecole Doctorale des Ateliers de la Pensée de Dakar organisée par Felwine Sarr et Achille Mbembe en janvier dernier. Ce fut une expérience très engeante sur la nécessité des jeunes penseurs africains – que nous sommes – d’apprendre à décrire notre réel et à le théoriser de façon à l’imposer dans le concert mondial de l’intelligentsia. Les travaux des amis artistes furent particulièrement impressionnants : ils étaient tels « ce juge du village qui venait planter son miroir au carrefour pour que chacun vienne s’y regarder et découvrir son vrai visage, débarrassé du masque qui le couvrait au quotidien », pour reprendre ces mots du prof Mondo Mumbanza, dans sa lecture de la carrière artistique et musicale de Lutumba Simaro et Luambo Franco (Congo-Afrique (n°535) de Mai 2019, pp. 464-481). Je ne puis en dire moins des jeunes cinéastes, chorégraphes, slameurs, dramaturges, peintres, dessinateurs (…) en pleine ascension dans ma ville, Goma, portés par des espaces culturels comme Yole!Africa, la Maison des jeunes, l’Institut français, GAARJ, Bella Zik, Zik+, l’IAO (...).

Oui, la route vers la libération de l’Afrique est encore longue. Très longue. Mais vous éclairez déjà le sentier à votre manière, la belle manière, pour parodier Mbembe : celle qui entretient le souffle nécessaire pour aller de l’avant. Nous sommes derrière vous. Nous cheminons dans votre direction, avec zèle et confiance.  En effet, comment un jeune de mon temps engagé dans cette lutte maquerait-il de zèle ou de confiance ? Après le sentier brillamment tracé par Cheikh Anta Diop, la voie entretenue par Obenga, le souffle de Boulaga, Ella, Mudimbe, Kä Mana (…) et les lumières d’autres éclaireurs africains d’hier et de nos jours ? Dans une certaine mesure, notre lutte s’annonce aisée. Mais elle ne s’annonce pas moins hardie pour autant : dans les champs des sciences et des productions savantes, nous avons encore beaucoup à faire. Dans toutes les disciplines. Chez nous en agronomie par exemple, nous peinons encore assez à décrypter la réalité agraire africaine, de nous-même et par nous-même, loin des commodités néocoloniales et néolibérales qui nous réduisent à la survie et qui, comme dirait le prof Dieudonné Musibino Eyul’Anki, nous relèguent au rang des mercenaires en activité dans une zone opérationnelle, qui n’est rien d’autre que notre propre sol. Disons-le simplement : ces commodités devenues pompeusement universelles ne nous permettent ni de trouver des solutions africaines aux problèmes africains, ni de proposer des solutions africaines aux problèmes de notre temps. 

Je porte à cœur vos remarques. J’essaie d’intégrer vos amendements. Je vous tiendrai informé de la suite et n’hésiterai pas de revenir vers vous avant de proposer le texte à l’éditeur. Sur ce point précis, pouvez-vous me proposer un éditeur ? Ce sera ma première expérience de publication d’un livre. Je souhaite le faire lire au plus grand nombre de mes paires jeunes africains.

J’anime un blog personnel (www.fiction-action.blogspot.com). J’y partage de petites réflexions sur des sujets de sociétés. La dernière consistait en une œillade critique sur le Plan National du Numérique congolais. Vous pouvez y jeter un œil si vous du temps.

Imo pectore,



[1] Le Centre de Recherches Pluridisciplinaires sur les Communautés d’Afrique noire et des diasporas (CERCLECAD, Ottawa, Canada) a élaboré une longue liste d’énumération des nourritures les plus prisées dans les communautés africaines sur le continent et dans les diasporas. Voir la liste au  www.cerclecad.org .

lundi 28 janvier 2019

Un penseur aux doigts de fée


Hommage à Fabien Eboussi Boulaga



Au matin de ta disparition, j’eus une subite intuition dans une étonnante chaleur d’idées, que par crainte de verser dans un verbiage inutile, je me résolus de dérober ma plume à mes envies débordantes. Mais puisque je ne pouvais pas pendant longtemps étouffer mon zèle, tant il m’était dissident, voici, enfin, conjugué mon hommage, dans ce modeste sonnet. Ton être est si estimable, si rare, cher maître, que je n’aie pu me permettre de taire en moi l’idée de cet hommage que je propose à la postérité. 



S’il est de notre tâche de chanter et de proposer à la postérité
Pour modèle les cervelles exceptionnellement éclairées de notre temps,
Je me dois d’attirer ici l’attention des Griots d’Afrique et de toute l’humanité
Sur un penseur marqué dans son œuvre par une incroyable destinée de printemps

Un penseur à une voix si fulgurante, d’une limpide et cristalline pureté
Si ironique dans son refus de toute compromission, si scintillante de clarté
Et si porteuse d’espérance au milieu de la nuit de notre âge et de l’aridité de nos jours
Comme dirait justement Mbembé. Un penseur d’hier, de ce jour et certes de toujours

Pour s’être inlassablement battu, sans jamais déclarer forfait
Pour s’être manifestement affirmé comme un des intellos aux doigts de fée
Fabien Eboussi Boulaga mérite d’être couronné et d’être élevé au rang d’Ancêtre

Pour que jamais ne tarisse la veine ouverte par ce vaillant muntu
Ses saillies et même ses plus banales intuitions, méritent bien d’être soutenues ;
Son champ philosophique d’être repris, cultivé et élargi pour nourrir l’générations futures


Goma, le 23 octobre 2018