vendredi 12 octobre 2018

LA JEUNESSE AFRICAINE A L’EPREUVE DE L’AVENIR


RÊVER, CREER, ORGANISER

                                                            
Face aux gigantesques problèmes qui se posent à la jeunesse africaine et face aux immenses défis que représentent les jeunes pour les sociétés africaines actuelles, une seule question compte vraiment maintenant : que convient-il de faire ? Il ne s’agit pas d’une question à laquelle il serait possible de donner une réponse rapide, précise et simple, comme s’il existait quelque part dans le cerveau d’une seule personne une recette-fétiche capable de servir de clé de songes ou de « sésame ouvre-toi » à tous nos pays d’Afrique. Il ne s’agit pas non plus d’un problème insoluble devant lequel les nations africaines seraient condamnées au défaitisme et à la fatalité de l’impuissance. De quoi s’agit-il ?

Je dois dire d’entrée que la base pour trouver des solutions viables au problème de la jeunesse africaine concerne le mode fondamental de rationalité qu’il faut développer dans l’ensemble du champ social. Je veux dire qu’il est de la plus haute importance de libérer une dynamique globale de mentalité et de vision du monde où les jeunes comme les adultes puissent se convaincre que nous pouvons résoudre avec bonheur les problèmes de la jeunesse africaine ici et maintenant. Ce type d’esprit, la campagne électorale victorieuse de Barack Obama aux Etats-Unis lui a donné un mot d’ordre d’une grande puissance pour l’imaginaire d’un individu ou d’un peuple : « Yes, we can ».

La puissance des rêves créateurs

Ce mot d’ordre est avant tout l’affirmation de la puissance du rêve pour un individu et une société. Une personne, une communauté, une société valent ce que valent la puissance et la fécondité de leurs rêves : le dynamisme de l’imagination par lequel on brasse de splendides utopies pour le présent et pour l’avenir. En matière de recherche de solution aux grands problèmes de l’existence humaine, tout commence par cette capacité de rêver fort, de rêver haut, de rêver grand, de voir loin et de viser tous les possibles et même l’impossible pour changer la réalité en profondeur.  Pour les jeunes d’Afrique, c’est l’acquisition du pouvoir de rêver qui me semble essentielle aujourd’hui. Ce pouvoir me paraît d’autant plus essentiel que la tendance lourde dans les générations montantes aujourd’hui est de se fourvoyer dans de fausses et de mauvaises utopies : les rêves de fuir l’Afrique dans l’espoir de réussir ailleurs, les désirs de s’assurer une vie facile par des moyens moralement répréhensibles, le souci d’une grandeur factice fondée sur un enrichissement illicite et déployée dans une visibilité sociale d’ostentation mirobolante. Ces utopies négatives cassent tous les ressorts de grands rêves pour changer l’Afrique à l’intérieur et de l’intérieur, comme dirait la militante malienne Aminata Traoré, à partir de l’énergie d’une jeunesse qui veut une autre société et qui en porte en elle-même les harmoniques les plus fascinantes. 

Construire la rationalité de l’homme des grands rêves, c’est le premier pas dans la direction de l’invention d’une Afrique où les jeunes seraient les bâtisseurs d’avenir. 

L’énergie de l’homme créateur

Savoir rêver en permanence de changer une société est une disposition essentielle qui épanouit et déploie une manière d’être qui me semble indispensable à la jeunesse aujourd’hui : le développement de la confiance dans toutes les énergies de créativité qui couvent au plus profond des personnes et des sociétés. Cette disposition épanouit et déploie également une manière de penser : le développement des forces d’optimisme face à tous les problèmes de l’existence. Elle épanouit et déploie aussi une manière de vivre : le développement des énergies positives qui solidifient les liens sociaux et nourrissent les ambitions des hommes afin de les faire coopérer devant les défis vitaux pour les relever avec force. Elle épanouit et déploie enfin un mode fondamental d’agir : le développement de la puissance du concret pour transformer radicalement les conditions de vie et promouvoir un type de relation au monde essentiellement tourné vers les changements qui améliorent la qualité de l’existence. Si le continent africain veut affronter le problème des jeunes avec les vraies chances de le résoudre, c’est à la construction d’un tel mode de rationalité qu’elle devrait s’atteler d’urgence. Appelons ce mode la rationalité de l’homme créateur.

Construire cette rationalité est une tâche  de première importance dans nos sociétés où tout est à bâtir dans tous les domaines essentiels à la vie.

La force concrète de l’organisation

Dans le monde actuel où les individus et les peuples sont confrontés aux logiques des compétitions implacables, la rationalité à développer dans les couches jeunes des populations africaines doit être la logique de l’organisation. Savoir organiser et savoir s’organiser est la clé de toute victoire dans l’espace mondial qui est une guerre à tous les niveaux : guerre économique, guerre politique, guerre culturelle, guerre spirituelle. La civilisation actuelle qui structure le monde n’est fructueuse que pour les personnes et les peuples qui refusent l’esprit d’amateurisme, d’approximation, de dissipation de forces et de dictature de l’à peu près. La rationalité à déployer dans un tel contexte est celle de la lutte contre le hasard, contre la prédominance des impondérables et contre le laisser-aller en tant que manière d’être, de penser, de vivre et d’agir. Les jeunes d’Afrique ne pourront réussir dans un tel monde que s’ils en maîtrisent les impératifs, les normes, les valeurs et les protocoles d’action. Cela exige que la culture de l’organisation devienne le fond de leurs manières de comprendre la vie et d’en modeler le sens.

L’indomptable dynamique de l’éducation et de la culture  

Si les orientations fondamentales pour résoudre les problèmes de la jeunesse africaine sont celles de la construction de la personnalité des hommes et des femmes de grands rêves, des hommes et des femmes de haute tension créatrice permanente ainsi que des hommes et des femmes pétris par la maîtrise de l’organisation comme mode de vie, par quels moyens peut-on aboutir à un tel type de personnalité à large échelle en Afrique ? Ma réponse  est celle-ci : c’est par l’éducation et la culture en tant que dynamiques de promotion des valeurs fondamentales de vie que les sociétés africaines réussiront à construire la personnalité dont les jeunes ont besoin.

En effet, une société ne peut se donner un nouveau mode de rationalité que dans la mesure où elle prend à cœur de fournir à travers les structures éducatives un certain nombre de valeurs cardinales qui constituent le type d’homme qu’elle veut promouvoir.

En Afrique, ces valeurs ne peuvent être que celles de l’homme des grands rêves. Un homme qui se forme sur les modèles de grands rêveurs de l’histoire, ceux qui ont changé le destin de l’humanité à travers des désirs ardents d’un autre monde possible. Sans le grand rêve de la sagesse chez Socrate, sans l’étincelante utopie de la liberté chez Moïse, sans l’immense désir du royaume de Dieu parmi les hommes chez Jésus, sans l’indomptable vision de la non-violence chez Gandji, sans la puissance de la foi en un monde sans esclavage chez Schloecher, sans l’aspiration à une société sans classes chez Marx, sans la volonté farouche de réformer l’Eglise chez Luther, sans l’ambition d’un agiornamento total dans la communauté catholique chez Jean XXIII, notre monde n’aurait jamais pu devenir un monde tissé par des valeurs profondes d’humanité. En Afrique, nous avons aussi nos rêveurs d’avenir et ils sont la substance sur laquelle peut se structurer une nouvelle personnalité pour la jeunesse : Kimbangu, Harris, Samori, Mandela, Sankara, Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Lumumba ou  Malula  sont des énergies fertilisantes qui doivent aujourd’hui donner à la jeunesse le sens des grands rêves, contre la culture des petits rêves qui condamne l’Afrique à s’enfermer dans une petite idée d’elle-même et de sa condition dans le monde.
De même, les hommes créateurs et inventeurs ont changé l’histoire et les conditions de vie de l’humanité tout entière, pour toujours. Dans la recherche scientifique comme dans la littérature et l’art, dans  la sphère de la technologie comme dans le champ du commerce, l’humanité doit ses progrès à des personnalités qui ont consacré leur vie à la recherche et à l’invention. Newton, Einstein, Voltaire, Picasso ou Bill Gates sont de cette trempe dans la République des grands esprits. En Afrique aussi, nous avons nos grands inventeurs : ceux qui porté le mouvement de la négritude comme Senghor, ceux qui ont lancé les grandes modes littéraires et musicales comme Soyinka ou Fela Kuti, ceux qui se sont consacrés au développement de la science comme Modibo Diarra. Dans le champ économique également, nombreux sont des hommes de haute invention dont les théories et les réalisations ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine bancaire par exemple, comme le fait Paul Kamogne Fokam au Cameroun. Toutes ces personnalités constituent une substance précieuse pour l’éducation de la jeunesse en matière de créativité, loin de la culture de la répétition et de la conformation que l’école a tendance à perpétuer partout dans nos pays.

Le monde dans son histoire a été forgé par des grands organisateurs, ceux qui ont mené d’immenses guerres comme Alexandre, Jules César ou Napoléon ; ceux qui ont bâti des grands empires et ceux qui les ont administrés dans la paix comme les grands empereurs romains ; ceux qui ont inventé les nouvelles méthodes de gestion, de leadership ou de management comme les industriels américains ou japonais à qui nous devons des grands trusts industriels modernes. En Afrique aussi, depuis Ménès Narmer, fondateur de l’Egypte pharaonique jusqu’aux gestionnaires actuels de l’Afrique du Sud, nous avons aussi notre crème de génies organisateurs qui peuvent servir de base à l’éducation de la jeunesse. Ce sont ces génies de l’Afrique et de l’humanité qui devraient fertiliser l’imaginaire des générations montantes.

            Changer l’esprit

Si le cœur du problème de la jeunesse africaine aujourd’hui est dans l’éducation et la culture, c’est dans l’éducation et la culture qu’un travail de fond devrait être fait pour résoudre les problèmes des jeunes en Afrique.  C’est parce que l’éducation et la culture sont devenues les parents pauvres du système social que l’être même des jeunes se décompose intérieurement dans les antivaleurs de l’homme jouisseur, comme dirait l’historien et politologue Achille Mbembe. C’est parce que cette jeunesse n’est pas éduquée au développement des énergies de l’homme des grands rêves, de l’homme créateur et de l’homme organisateur qu’elle se délite dans la triple voie de catastrophe bien décrite par le philosophe Fabien Eboussi Boulaga :
-                           la voie fétichiste, qui consiste à croire que les réponses tombent du ciel et que la vie humaine est déterminée par des forces invisibles ;
-                           la voie magique, qui consiste à croire à la chance et à vivre dans l’attente de cette chance qui finira un jour ou l’autre par venir sans la forme d’aide extérieure ou celle d’une position sociale obtenue par la logique des « relations » ;
-                           la voie sorcière d’inféodation dans les sociétés mystico-ésotériques d’où l’on attend l’enrichissement personnel, quel qu’en soit le prix.

Aujourd’hui l’impératif est de lutter contre ces logiques des dépendances visibles ou invisibles. Ces logiques du mal social et de la mort mentale, les institutions éducatives doivent lutter contre elles pour « booster » l’imaginaire des jeunes en Afrique. J’entends par institution éducative les familles, le système scolaire, les institutions religieuses et les mouvements d’action civique et politique qui ont en charge la construction de l’esprit et de la personnalité des jeunes.

Dans la mesure où la qualité éducative de toutes ces institutions sont tributaires de la politique globale d’un pays et des orientations qu’une nation se donne pour la formation des citoyens, il n’est pas possible de résoudre le problème de la jeunesse sans un plaidoyer vigoureux auprès de ceux qui détiennent les rênes de nos sociétés : les pouvoirs publics, les autorités politiques, traditionnelles et religieuses ainsi que tous les « dépositaires d’enjeux » de transformation sociale. Toutes ces forces devront contribuer à l’élaboration d’une politique éducative d’ensemble pour la promotion des  valeurs de fond  auprès de la jeunesse : les valeurs de foi en soi, d’engagement vigoureux pour la transformation de la société, de travail assidu, de gestion rigoureuse, de volonté de réussir, de promotion de l’innovation et de respect des normes sans lesquelles il n’y a pas d’humanité possible.

Tant que nous n’aurons pas compris qu’il n’y aura pas de solution aux problèmes des jeunes en Afrique sans la construction d’une culture de l’utopie, de la créativité et de l’organisation, tous nos efforts pour résoudre les problèmes des jeunes seront futiles et vains. Il est temps de nous tourner vers les vraies solutions.