RÊVER, CREER, ORGANISER
Face aux gigantesques problèmes qui se
posent à la jeunesse africaine et face aux immenses défis que représentent les
jeunes pour les sociétés africaines actuelles, une seule question compte
vraiment maintenant : que convient-il de faire ? Il ne s’agit pas
d’une question à laquelle il serait possible de donner une réponse rapide,
précise et simple, comme s’il existait quelque part dans le cerveau d’une seule
personne une recette-fétiche capable de servir de clé de songes ou de
« sésame ouvre-toi » à tous nos pays d’Afrique. Il ne s’agit pas non
plus d’un problème insoluble devant lequel les nations africaines seraient
condamnées au défaitisme et à la fatalité de l’impuissance. De quoi
s’agit-il ?
Je dois dire d’entrée que la base pour
trouver des solutions viables au problème de la jeunesse africaine concerne le
mode fondamental de rationalité qu’il faut développer dans l’ensemble du champ
social. Je veux dire qu’il est de la plus haute importance de libérer une
dynamique globale de mentalité et de vision du monde où les jeunes comme les
adultes puissent se convaincre que nous pouvons résoudre avec bonheur les
problèmes de la jeunesse africaine ici et maintenant. Ce type d’esprit, la
campagne électorale victorieuse de Barack Obama aux Etats-Unis lui a donné un
mot d’ordre d’une grande puissance pour l’imaginaire d’un individu ou d’un
peuple : « Yes, we can ».
La
puissance des rêves créateurs
Ce mot d’ordre est avant tout
l’affirmation de la puissance du rêve pour un individu et une société. Une
personne, une communauté, une société valent ce que valent la puissance et la
fécondité de leurs rêves : le dynamisme de l’imagination par lequel on
brasse de splendides utopies pour le présent et pour l’avenir. En matière de
recherche de solution aux grands problèmes de l’existence humaine, tout
commence par cette capacité de rêver fort, de rêver haut, de rêver grand, de
voir loin et de viser tous les possibles et même l’impossible pour changer la
réalité en profondeur. Pour les jeunes
d’Afrique, c’est l’acquisition du pouvoir de rêver qui me semble essentielle
aujourd’hui. Ce pouvoir me paraît d’autant plus essentiel que la tendance
lourde dans les générations montantes aujourd’hui est de se fourvoyer dans de
fausses et de mauvaises utopies : les rêves de fuir l’Afrique dans
l’espoir de réussir ailleurs, les désirs de s’assurer une vie facile par des
moyens moralement répréhensibles, le souci d’une grandeur factice fondée sur un
enrichissement illicite et déployée dans une visibilité sociale d’ostentation
mirobolante. Ces utopies négatives cassent tous les ressorts de grands rêves
pour changer l’Afrique à l’intérieur et
de l’intérieur, comme dirait la militante malienne Aminata Traoré, à partir
de l’énergie d’une jeunesse qui veut une autre société et qui en porte en elle-même
les harmoniques les plus fascinantes.
Construire la rationalité de l’homme des
grands rêves, c’est le premier pas dans la direction de l’invention d’une
Afrique où les jeunes seraient les bâtisseurs d’avenir.
L’énergie
de l’homme créateur
Savoir rêver en permanence de changer
une société est une disposition essentielle qui épanouit et déploie une manière
d’être qui me semble indispensable à la jeunesse aujourd’hui : le
développement de la confiance dans toutes les énergies de créativité qui
couvent au plus profond des personnes et des sociétés. Cette disposition
épanouit et déploie également une manière de penser : le développement des
forces d’optimisme face à tous les problèmes de l’existence. Elle épanouit et
déploie aussi une manière de vivre : le développement des énergies
positives qui solidifient les liens sociaux et nourrissent les ambitions des
hommes afin de les faire coopérer devant les défis vitaux pour les relever avec
force. Elle épanouit et déploie enfin un mode fondamental d’agir : le
développement de la puissance du concret pour transformer radicalement les
conditions de vie et promouvoir un type de relation au monde essentiellement
tourné vers les changements qui améliorent la qualité de l’existence. Si le
continent africain veut affronter le problème des jeunes avec les vraies
chances de le résoudre, c’est à la construction d’un tel mode de rationalité
qu’elle devrait s’atteler d’urgence. Appelons ce mode la rationalité de l’homme
créateur.
Construire cette rationalité est une
tâche de première importance dans nos
sociétés où tout est à bâtir dans tous les domaines essentiels à la vie.
La
force concrète de l’organisation
Dans le monde actuel où les individus et
les peuples sont confrontés aux logiques des compétitions implacables, la
rationalité à développer dans les couches jeunes des populations africaines
doit être la logique de l’organisation. Savoir organiser et savoir s’organiser
est la clé de toute victoire dans l’espace mondial qui est une guerre à tous
les niveaux : guerre économique, guerre politique, guerre culturelle,
guerre spirituelle. La civilisation actuelle qui structure le monde n’est
fructueuse que pour les personnes et les peuples qui refusent l’esprit
d’amateurisme, d’approximation, de dissipation de forces et de dictature de l’à
peu près. La rationalité à déployer dans un tel contexte est celle de la lutte
contre le hasard, contre la prédominance des impondérables et contre le
laisser-aller en tant que manière d’être, de penser, de vivre et d’agir. Les
jeunes d’Afrique ne pourront réussir dans un tel monde que s’ils en maîtrisent
les impératifs, les normes, les valeurs et les protocoles d’action. Cela exige
que la culture de l’organisation devienne le fond de leurs manières de
comprendre la vie et d’en modeler le sens.
L’indomptable
dynamique de l’éducation et de la culture
Si les orientations fondamentales pour
résoudre les problèmes de la jeunesse africaine sont celles de la construction
de la personnalité des hommes et des femmes de grands rêves, des hommes et des
femmes de haute tension créatrice permanente ainsi que des hommes et des femmes
pétris par la maîtrise de l’organisation comme mode de vie, par quels
moyens peut-on aboutir à un tel type de personnalité à large échelle en
Afrique ? Ma réponse est celle-ci :
c’est par l’éducation et la culture en tant que dynamiques de promotion des
valeurs fondamentales de vie que les sociétés africaines réussiront à
construire la personnalité dont les jeunes ont besoin.
En effet, une société ne peut se donner
un nouveau mode de rationalité que dans la mesure où elle prend à cœur de
fournir à travers les structures éducatives un certain nombre de valeurs
cardinales qui constituent le type d’homme qu’elle veut promouvoir.
En Afrique, ces valeurs ne peuvent être
que celles de l’homme des grands rêves. Un homme qui se forme sur les modèles
de grands rêveurs de l’histoire, ceux qui ont changé le destin de l’humanité à
travers des désirs ardents d’un autre monde possible. Sans le grand rêve de la
sagesse chez Socrate, sans l’étincelante utopie de la liberté chez Moïse, sans
l’immense désir du royaume de Dieu parmi les hommes chez Jésus, sans
l’indomptable vision de la non-violence chez Gandji, sans la puissance de la
foi en un monde sans esclavage chez Schloecher, sans l’aspiration à une société
sans classes chez Marx, sans la volonté farouche de réformer l’Eglise chez
Luther, sans l’ambition d’un agiornamento total dans la communauté catholique
chez Jean XXIII, notre monde n’aurait jamais pu devenir un monde tissé par des
valeurs profondes d’humanité. En Afrique, nous avons aussi nos rêveurs d’avenir
et ils sont la substance sur laquelle peut se structurer une nouvelle
personnalité pour la jeunesse : Kimbangu, Harris, Samori, Mandela,
Sankara, Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Lumumba ou
Malula sont des énergies
fertilisantes qui doivent aujourd’hui donner à la jeunesse le sens des grands
rêves, contre la culture des petits rêves qui condamne l’Afrique à s’enfermer
dans une petite idée d’elle-même et de sa condition dans le monde.
De même, les hommes créateurs et
inventeurs ont changé l’histoire et les conditions de vie de l’humanité tout
entière, pour toujours. Dans la recherche scientifique comme dans la
littérature et l’art, dans la sphère de
la technologie comme dans le champ du commerce, l’humanité doit ses progrès à
des personnalités qui ont consacré leur vie à la recherche et à l’invention.
Newton, Einstein, Voltaire, Picasso ou Bill Gates sont de cette trempe dans la République des grands
esprits. En Afrique aussi, nous avons nos grands inventeurs : ceux qui
porté le mouvement de la négritude comme Senghor, ceux qui ont lancé les
grandes modes littéraires et musicales comme Soyinka ou Fela Kuti, ceux qui se
sont consacrés au développement de la science comme Modibo Diarra. Dans le
champ économique également, nombreux sont des hommes de haute invention dont
les théories et les réalisations ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine
bancaire par exemple, comme le fait Paul Kamogne Fokam au Cameroun. Toutes ces
personnalités constituent une substance précieuse pour l’éducation de la
jeunesse en matière de créativité, loin de la culture de la répétition et de la
conformation que l’école a tendance à perpétuer partout dans nos pays.
Le monde dans son histoire a été forgé
par des grands organisateurs, ceux qui ont mené d’immenses guerres comme
Alexandre, Jules César ou Napoléon ; ceux qui ont bâti des grands empires
et ceux qui les ont administrés dans la paix comme les grands empereurs
romains ; ceux qui ont inventé les nouvelles méthodes de gestion, de leadership
ou de management comme les industriels américains ou japonais à qui nous devons
des grands trusts industriels modernes. En Afrique aussi, depuis Ménès Narmer,
fondateur de l’Egypte pharaonique jusqu’aux gestionnaires actuels de l’Afrique
du Sud, nous avons aussi notre crème de génies organisateurs qui peuvent servir
de base à l’éducation de la jeunesse. Ce sont ces génies de l’Afrique et de
l’humanité qui devraient fertiliser l’imaginaire des générations montantes.
Changer l’esprit
Si le cœur du problème de la jeunesse
africaine aujourd’hui est dans l’éducation et la culture, c’est dans
l’éducation et la culture qu’un travail de fond devrait être fait pour résoudre
les problèmes des jeunes en Afrique.
C’est parce que l’éducation et la culture sont devenues les parents
pauvres du système social que l’être même des jeunes se décompose
intérieurement dans les antivaleurs de l’homme jouisseur, comme dirait l’historien
et politologue Achille Mbembe. C’est parce que cette jeunesse n’est pas éduquée
au développement des énergies de l’homme des grands rêves, de l’homme créateur
et de l’homme organisateur qu’elle se délite dans la triple voie de catastrophe
bien décrite par le philosophe Fabien Eboussi Boulaga :
-
la voie
fétichiste, qui consiste à croire que les réponses tombent du ciel et que la
vie humaine est déterminée par des forces invisibles ;
-
la voie
magique, qui consiste à croire à la chance et à vivre dans l’attente de cette
chance qui finira un jour ou l’autre par venir sans la forme d’aide extérieure
ou celle d’une position sociale obtenue par la logique des
« relations » ;
-
la voie
sorcière d’inféodation dans les sociétés mystico-ésotériques d’où l’on attend
l’enrichissement personnel, quel qu’en soit le prix.
Aujourd’hui l’impératif est de lutter
contre ces logiques des dépendances visibles ou invisibles. Ces logiques du mal
social et de la mort mentale, les institutions éducatives doivent lutter contre
elles pour « booster » l’imaginaire des jeunes en Afrique. J’entends
par institution éducative les familles, le système scolaire, les institutions
religieuses et les mouvements d’action civique et politique qui ont en charge
la construction de l’esprit et de la personnalité des jeunes.
Dans la mesure où la qualité éducative
de toutes ces institutions sont tributaires de la politique globale d’un pays
et des orientations qu’une nation se donne pour la formation des citoyens, il
n’est pas possible de résoudre le problème de la jeunesse sans un plaidoyer
vigoureux auprès de ceux qui détiennent les rênes de nos sociétés : les
pouvoirs publics, les autorités politiques, traditionnelles et religieuses
ainsi que tous les « dépositaires d’enjeux » de transformation
sociale. Toutes ces forces devront contribuer à l’élaboration d’une politique
éducative d’ensemble pour la promotion des
valeurs de fond auprès de la jeunesse : les valeurs de foi en soi,
d’engagement vigoureux pour la transformation de la société, de travail assidu,
de gestion rigoureuse, de volonté de réussir, de promotion de l’innovation et
de respect des normes sans lesquelles il n’y a pas d’humanité possible.
Tant que nous n’aurons pas compris qu’il
n’y aura pas de solution aux problèmes des jeunes en Afrique sans la
construction d’une culture de l’utopie, de la créativité et de l’organisation,
tous nos efforts pour résoudre les problèmes des jeunes seront futiles et
vains. Il est temps de nous tourner vers les vraies solutions.
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